CHAPITRE XIX
C’était Mad Max !
Le pick-up Toyota orange équipé d’une mitrailleuse lourde russe sur son plateau, autour de laquelle s’entassaient une demi-douzaine de miliciens en tenues disparates, bandanas et lunettes de soleil de femmes, torse ceint de cartouchières, une bouteille d’eau minérale dans la ceinture, se frayait un chemin sur la piste menant à Mogadiscio, tracée en pleine savane, piquetée de quelques maigres épineux. Les rares piétons marchaient sur le bas-côté poussiéreux, beaucoup de femmes en grandes coiffes noires, moulées dans des cotonnades multicolores, et s’écartaient docilement devant les coups de klaxon impérieux. Une demi-douzaine de véhicules similaires suivaient dans un nuage de poussière, emportant les autres passagers du vol des Al-Jazirah Airlines en provenance de Wilson Airport, à Nairobi. Abrutis de chaleur, inquiets mais soulagés d’être sortis vivants d’un avion hors d’âge, piloté par un Ukrainien entre deux vodkas, ils écarquillaient les yeux devant ce qui ressemblait à un décor de film…
À l’avant du pick-up orange, Malko, Aisha Mokhtar en sobre tenue de brousse – T-shirt et pantalon kaki –, un foulard sur la tête, et Omar, un jeune Somalien noir comme du charbon qui était venu les chercher à l’arrivée, se tassaient à côté du chauffeur en train de mastiquer paisiblement son khat, entrecoupé de gorgées d’eau minérale, sortie d’une petite bouteille glissée dans sa ceinture. Sa conduite se faisait de plus en plus floue. « Khatés » à mort, certains Somaliens en oubliaient de tourner dans les virages et partaient vers un monde meilleur, euphoriques…
Aisha et Malko avaient failli partir sur un vol des Djibouti Airlines, piloté par un Ukrainien pété comme un Petit Lu, mais avaient finalement pu trouver deux sièges sur un des avions du « khat », qui reliaient quotidiennement Nairobi à K.50, un des aéroports de fortune, au sud-ouest de Mogadiscio. Le vieux Beechcraft, bourré jusqu’à la gueule de ballots de khat produit par le Kykuyus du Mont Kenya, s’était posé lourdement sur l’« aéroport » de K.50, une piste tracée au bulldozer dans la savane, dont tout l’équipement consistait en une manche à air plantée sur une vieille Range Rover sans roues, montée sur clés, transformée en tour de contrôle. Deux épaves d’avions écrabouillés en bout de piste signalaient la fin de la zone aéroportuaire… Lorsque le Beechcraft s’était posé, une demi-douzaine de pick-ups, chargés d’hommes armés jusqu’aux dents, attendaient sagement, alignés comme à la parade. Le vol des Djibouti Airlines arrivant quelques minutes plus tard. La protection des visiteurs étrangers était une des principales sources de revenus des milices. Un milicien ne gagnait que deux ou trois dollars par jour et une protection « sérieuse » en coûtait trois cents, cela laissait une marge confortable aux chefs de bande. D’autant qu’une stupide rumeur de réconciliation nationale avait fait baisser le prix des armes et des munitions. Dès l’arrivée, chaque passager avait été délesté de 25 dollars comme taxe d’aéroport. Ensuite, les différents technicals s’étaient abattus sur eux pour discuter tarifs. Ce stade-là avait été épargné à Malko, grâce à Omar, le correspondant de Ellis MacGraw, qui avait déjà conclu un deal avec l’équipage du Toyota orange. Pour éviter les mauvaises pensées, Malko avait discrètement versé d’avance cinq jours de protection en billets de cent dollars.
D’autres passagers étaient encore sur place, entourés de « miliciens » qui devenaient facilement menaçants…
Le racket commençait dès que les roues de l’appareil touchaient la poussière. La milice en charge de la piste prélevait 200 dollars auprès de l’équipage pour qu’on ne brûle pas son avion, plus 600 ou 700 de taxe d’atterrissage et un forfait variable selon la cargaison, le plus souvent du khat, de l’héroïne arrivée du fin fond de l’Asie ou des armes… La plupart du temps, les pilotes restaient dans leur cockpit, armés jusqu’aux dents de grenades et de Kalach, au cas où le khat provoquerait des débordements…
— My God ! Quelle chaleur ! On arrive bientôt ? demanda timidement Aisha Mokhtar.
La chaleur lourde, humide, oppressante, pesait comme une chape de plomb. Malko essuya son front, aspirant une goulée d’air brûlant. Il était dix heures du matin et le soleil était déjà torride.
— Dans une demi-heure, nous sommes à Mogadiscio, annonça Omar de sa voix douce et imperceptible.
Les cheveux très courts et frisés, drapé dans une djellaba d’un blanc immaculé, il ressemblait à un iman, mais n’était que fabricant de faux papiers, trafiquant d’armes et informateur de différents Services. Sa discrète échoppe du quartier de Bakara ressemblait à la caverne d’Ali Baba. Comme il mangeait à tous les râteliers, il était au mieux avec toutes les factions qui se partageaient Mogadiscio.
— Où va-t-on coucher ? s’inquiéta encore Aisha.
— Je vous ai retenu une chambre à l’hôtel Shamo, expliqua Omar, le propriétaire est un ami et il y a la clim…
Ils avançaient rapidement, franchissant d’innombrables check-points grâce à des signes convenus. Mogadiscio était divisé en une multitude d’enclaves aux mains des différentes milices qui se les disputaient parfois férocement, sans raison apparente. À chaque barrage, il fallait montrer patte blanche, c’est-à-dire un armement conséquent… Un voyageur isolé n’aurait eu aucune chance d’arriver sans protection dans ce qui restait de la ville. C’était un équilibre de la terreur mesuré au millimètre et éminemment fragile.
La foule se faisait plus dense, femmes en coiffe noire, hommes en tenue locale ou vêtus à l’européenne. Le pick-up avançait lentement dans des rues étroites se coupant souvent à angle droit, bordées de bâtiments blancs décrépits, devant lesquels s’alignaient des échoppes au toit de tôle vendant tout et n’importe quoi, noyées sous des nuées de grosses mouches noires.
— Voilà le grand marché de Bakara, annonça Omar, ma boutique est là, nous ne sommes plus loin.
Effectivement, le pick-up s’arrêta devant un portail donnant sur une petite courette et ils descendirent. Omar les fit entrer dans le hall minuscule du Shamo, où un Djiboutien longiligne, en chemise à carreaux, les accueillit chaleureusement. Des enfants s’emparèrent de leurs sacs, les guidant jusqu’à leur chambre. Un vieux balcon de bois en piteux état dominait la foule grouillante du marché, les murs étaient peints en bleu, il y avait un coin-douche. Un climatiseur encastré dans le mur, datant sûrement du XVIIIe siècle, soufflait paresseusement un air tiède, un peu moins brûlant qu’à l’extérieur. Au loin, on apercevait la mer.
Aisha Mokhtar se laissa tomber sur le lit étroit, dégoulinante de transpiration.
— Je suis morte. Je vais prendre une douche. Malko redescendit. Omar l’attendait avec Shamo, le propriétaire de l’hôtel, qui leur servit un café très fort à la cardamone. Omar annonça la première mauvaise nouvelle :
— Samir, qui est en charge de notre sécurité, dit qu’il faudrait deux technicals en ville. Parce que vous êtes des Blancs.
Le Blanc, depuis 1993, était plutôt en voie de disparition à Mogadiscio… Malko acquiesça. La CIA lui avait donné assez d’argent pour faire face aux imprévus.
Shamo, affublé de lèvres ressemblant à de grosses limaces noirâtres, semblait plein de bonne volonté.
— J’ai un coffre dans mon bureau, proposa-t-il. C’est plus prudent d’y mettre votre argent.
D’un signe discret, Omar lui signifia qu’il pouvait accepter et Malko confia au Djiboutien une grosse enveloppe kraft que ce dernier s’empressa d’aller mettre en lieu sûr.
— Nous allons discuter dans ma boutique, proposa Omar. On peut y aller à pied, c’est tout près.
*
* *
Ils ressortirent et se glissèrent dans la foule. Certains semblaient indifférents, d’autres les regardaient curieusement. Même les femmes, leurs énormes poitrines moulées agressivement dans leurs cotonnades bariolées, dotées d’une cambrure de croupe hallucinante, ne semblaient pas effarouchées. Avant la mainmise de l’islam, elles n’étaient ni farouches ni xénophobes, et plutôt vénales.
Derrière Omar, les quatre miliciens suivaient, armés jusqu’aux dents. De l’autre côté de la place, Omar s’arrêta devant une petite boutique fermée par un rideau. Il l’écarta et ils pénétrèrent dans une pièce minuscule, avec des cartons entassés partout, un petit bureau et un canapé défoncé. Un des murs était tapissé d’affiches, l’autre d’une grande photo d’Oussama Bin Laden, souriant. Omar poussa un jappement et un jeune garçon, roulé en boule au pied du bureau, comme un chien, détala et réapparut quelques minutes plus tard, portant un plateau de cuivre cabossé garni de deux tasses de café à la cardamone. Au moins, dans le café brûlant, les bactéries diverses avaient moins de chances de survie…
— M. Ellis va bien ? s’enquit poliment Omar. Il ne vient plus souvent…
Malko ne put s’empêcher de marquer le coup.
— La dernière personne qu’il vous a envoyée n’a pas connu un sort enviable…
Omar afficha aussitôt un air affligé, presque sincère.
— Je sais, avoua-t-il à voix basse, c’est très triste. C’était une très jolie femme, un peu comme votre amie. On lui a tiré dans le dos. Ce n’est pas correct. En plus, c’était une affaire intérieure au groupe qui la protégeait.
J’ai dû trouver un cercueil très vite et elle est repartie le lendemain pour Nairobi. Un Ukrainien a bien voulu emmener le cercueil pour 500 dollars. C’était un peu cher mais les autres pilotes ne voulaient pas. Par superstition.
Dans ce pays, il valait mieux ne pas être superstitieux. Ils burent leur café brûlant, puis Omar baissa la voix.
— Que puis-je faire pour vous ? Voulez-vous visiter le quartier de la cathédrale, intéressant mais un peu dangereux ? L’ancienne villa du président Syad Barré, ou la colline des ordures ? C’est spectaculaire, mais il y a toujours de mauvaises gens qui rôdent autour, je ne voudrais pas qu’il y ait un problème…
Il aurait fait un parfait guide touristique. Sauf qu’à Mogadiscio, il n’y avait rien à voir et pas de touristes.
— Je voudrais aller voir la plage d’El-Ma’an, annonça Malko. C’est à une trentaine de kilomètres au nord, je crois.
Bien entendu, Omar ignorait tout du motif de leur voyage, sachant seulement qu’ils étaient liés au MI6, un de ses patrons occultes. Il devait donc tenter de les satisfaire tout en restant vivant. Ce qui impliquait la plus extrême prudence. La demande de Malko sembla le plonger dans une profonde réflexion.
— Oui, c’est possible, finit-il par dire, mais il faut s’organiser. Là-bas, cela peut être très dangereux.
— Je pensais que nous étions protégés… Omar eut un sourire onctueux.
— Bien sûr, les hommes de Samir se feraient tuer pour vous… Mais là-bas, c’est le territoire du chef Musa Sude. Il faut son autorisation pour s’y rendre, mais il suffit de dire que vous voulez vérifier l’arrivée d’une cargaison, et de verser une taxe de passage… 200 ou 300 dollars. Je peux m’en occuper maintenant, si vous le souhaitez. Il a un représentant pas loin d’ici.
— S’il vous plaît…
Quelques billets changèrent de main. Omar les fit disparaître dans sa djellaba et conseilla de sa voix douce :
— Je pense qu’il vaut mieux rester à l’hôtel pendant mon absence. En ville, certaines personnes n’aiment pas les étrangers.
Aimable litote : la principale activité touristique de la Somalie était le kidnapping des étrangers rendus ensuite contre rançon…
— O.K., accepta Malko. On y retourne. Vous viendrez nous y retrouver dès que possible.
Aisha Mokhtar était allongée sur le lit, en slip et soutien-gorge. À moitié K.O., Malko alla sur le balcon contempler le grouillement de la ville aux ruelles étroites, aux maisons collées les unes aux autres, avec des terrasses communicantes ; un magma impénétrable et hostile où les Américains avaient perdu dix-huit Marines. À son tour, il prit une douche et l’eau tiède lui fit du bien. Puis il rejoignit Aisha sur le lit. Il ferma les yeux et s’assoupit instantanément. Ils avaient fait un long voyage… C’est la chaleur poisseuse qui le réveilla. La climatisation avait cessé de fonctionner… Le vent était tombé et la rumeur extérieure avait beaucoup diminué. Les aiguilles lumineuses de sa Breitling indiquaient sept heures et demie ! Il n’avait pas déjeuné, mais il n’avait pas faim. Aisha dormait encore, sur le côté, le visage tourné vers le mur. La première pensée de Malko fut qu’Omar l’avait laissé tomber. Soudain, Aisha se retourna et entrouvrit les yeux.
— Qu’est-ce qu’il fait chaud !
Comme une somnambule, elle fila sous la douche et revint s’allonger sans même s’essuyer, entièrement nue.
— Mais tu bandes ! s’exclama-t-elle.
C’était vrai et involontaire. Un simple mouvement réflexe, mais Aisha eut un sourire vorace.
— On va étrenner cette merde d’hôtel ! dit-elle en abaissant son visage sur son ventre.
Décidément, elle faisait une fixation sur les hôtels. Malko se laissa aller. À part attendre Omar, il n’avait strictement rien à faire. La bouche d’Aisha était en train de le mener doucement au plaisir, lorsqu’elle interrompit sa fellation.
— Il fait trop chaud, viens !
Elle gagna le balcon, peu visible dans l’obscurité, et s’y accouda, bien cambrée, regardant les quelques silhouettes qui déambulaient encore sur la place. En plus de ses autres qualités, elle était légèrement exhibitionniste… Lorsque Malko s’enfonça dans sa croupe, elle frémit, se cambra un peu plus et, le regard fixé sur la place sombre, gémit.
— Ah c’est bon. Viole-moi. Ce qu’il fit.
Ils eurent du mal à se décoller, tant la chaleur était poisseuse. Malko passa ensuite un polo et un pantalon et descendit. Shamo l’accueillit avec un sourire désolé.
— Le générateur est tombé en panne. Il sera réparé dans une heure. (Il baissa la voix, ajoutant :) Omar est passé. Il vous emmène demain matin à Ma’An. À huit heures.
*
* *
Omar avait troqué sa djellaba pour un polo rayé vert et blanc et un pantalon de toile. Il jeta un regard intéressé à Aisha, les cheveux cachés sous un turban noir, en pantalon et chemise kaki, et elle lui adressa brusquement la parole en arabe. Le visage d’Omar s’éclaira. Ils échangèrent quelques mots et l’atmosphère se détendit.
— Si votre amie est une croyante, c’est mieux, affirma-t-il. Ils seront plus respectueux. Là-bas, ils ne voient pas beaucoup de femmes…
C’est-à-dire qu’ils ne la violeraient qu’avec une exquise politesse…
De nouveau, ils s’entassèrent dans la cabine brûlante du pick-up et foncèrent à travers les ruelles défoncées. À un moment, des coups de feu éclatèrent devant eux et le chauffeur pila. Sur le plateau, la mitrailleuse lourde russe pivota. Il y eut des appels, un portable sonna et ils repartirent. Omar remarqua :
— Ce sont deux groupes qui se battent pour le quartier Notre-Dame. Il n’y a plus rien là-bas, pourtant…
Ils firent un détour et le bruit de la fusillade s’estompa Peu à peu, ils retrouvèrent la savane pelée, avec la mer à leur droite. Partout des bâtiments brûlés ou détruits. En passant devant ce qui ressemblait à un tas de pierres blanches, Omar annonça :
— C’était la villa Somalia, l’ancienne résidence du président Syad Barré. Il vaut mieux ne pas y aller, c’est plein de mines.
Les constructions s’espacèrent et bientôt il n’y en eut plus du tout. Ils longeaient une côte basse et sablonneuse, où de l’herbe poussait entre des plaques de sable. Ils croisèrent des camions et des véhicules bondés venant du nord. Sur la piste étroite, ce n’était pas évident. À l’arrière, le servant de la mitrailleuse s’accrochait aux poignées de sa douchka. Les poumons pleins de poussière, les vêtements collés à la peau par la chaleur, ils enduraient un calvaire. Seul le chauffeur du Toyota, broutant son khat, semblait parfaitement heureux.
Presque une heure de piste. Par moments, celle-ci s’éloignait de la mer, sinuait entre les épineux, passant devant des masures de bois au toit de tôle. Il y avait des réfugiés partout, de toutes les guerres voisines, sans compter ceux qui avaient tout perdu durant l’interminable guerre civile…
Enfin, Malko aperçut les premiers bateaux ancrés devant El-Ma’an. Avec le soleil en plus, cela ressemblait à une plage du débarquement de juin 1944. Au moins une vingtaine de boutres de toutes les formes et un vieux pétrolier étaient ancrés à quelque distance du rivage, immobiles comme des épaves. La plage était jonchée de bâtiments, de containers entassés, de baraques de fortune. Des barges faisaient la navette entre le rivage et les bateaux, comme de gros scarabées noirs.
— Le port international a été détruit pendant les événements, expliqua Omar, alors, tout arrive par ici.
— Il n’y a pas d’autre port ?
— Non. C’est le chef Musa Sude qui contrôle El-Ma’an, et il a découragé les concurrents…
Ils passèrent devant la carcasse d’un camion brûlé et Omar se tourna à nouveau vers Malko.
— Qu’est-ce que vous voulez voir exactement ? Bonne question. Malko regardait cette plage où avait transité l’engin nucléaire d’Oussama Bin Laden. Le problème, c’est qu’il n’avait pas la queue d’un indice…
— Il y a quelqu’un qui s’occupe de surveiller les opérations ?
Omar sourit.
— Des hommes de Musa Sude enregistrent tous les mouvements des marchandises, à cause des taxes. Les autres, ceux des barges, sont indépendants.
— Personne n’enregistre les bateaux ?
— Je ne crois pas, avoua le Somalien.
Cahotant sur la piste ensablée, ils passèrent devant un empilement de containers gardés par une douzaine de miliciens qui leur jetèrent des regards méfiants. Arrivé presque au bout de l’immense plage, Malko aperçut ce qui pouvait passer pour un restaurant. Un toit de tôle, un auvent de feuillage, quelques tables de bois avec des bancs.
Une demi-douzaine d’hommes étaient affalés çà et là, épuisés. L’équipage d’une barge à demi échouée sur le sable. Un peu plus loin, au-delà du sable, il aperçut des cabanes. Le pick-up se mit à patiner, puis cala.
— On ne peut pas aller plus loin, dit Omar.
Malko sauta à terre. Le vent de la mer rendait la température un peu plus supportable. Les miliciens de l’arrière le rejoignirent. Le chauffeur continua à mâcher son khat à son volant, indifférent à la chaleur et aux mouches, avec Aisha, écrasée par la chaleur, à ses côtés.
— Je voudrais savoir si quelqu’un se souvient d’un boutre qui serait arrivé du Pakistan, il y a six semaines environ, expliqua Malko. Et qui aurait déchargé sa cargaison ici.
L’œil d’Omar brilla.
— Quelle cargaison ? Des armes, de la drogue, du khat ?…
— Je ne sais pas.
— Je vais demander, promit le Somalien. Il vaut mieux que vous restiez autour du pick-up. Je ne connais pas les gens d’ici. Ils sont spéciaux.
Malko s’assit à l’ombre du véhicule, le dos appuyé au pneu brûlant, bientôt rejoint par Aisha, exsangue comme une méduse. Gentiment, un des miliciens leur tendit une bouteille d’eau minérale presque bouillante, dont ils s’arrosèrent le visage. On n’entendait que le bourdonnement des mouches et le teuf-teuf poussif des barges. La mer était plate comme la main, le ciel azur. Un paysage de rêve pour un endroit de cauchemar. On avait l’impression de mourir sur place…
Omar revint une heure plus tard. Même lui souffrait de la chaleur. Il s’accroupit en face de Malko, soucieux.
— J’ai demandé à ceux qui déchargent les bateaux. L’un d’eux se souvient vaguement d’un boutre qui arrivait du Pakistan, mais ses camarades sont intervenus et m’ont chassé. Je crois qu’il vaut mieux ne pas rester trop longtemps ici.
Découragé, Malko remonta dans le pick-up. Il s’était fait des illusions. Même avec un homme comme Omar, une enquête dans le monde fermé de Mogadiscio était quasiment impossible. Il regarda les navires ancrés au large. Est-ce que la bombe se trouvait encore là ? Il en doutait fortement, mais comment savoir ?
Le moteur du pick-up rugit. Ils repartaient vers le sud. Soudain, Malko aperçut deux technicals surgis de nulle part qui roulaient parallèlement à eux, et les dépassaient peu à peu. Omar devint soudain très nerveux.
— Je n’aime pas ça, fit-il. Les gens de tout à l’heure ont dû les alerter.
Il semblait franchement inquiet. D’un coup de coude, il arracha le chauffeur à sa rêverie de ruminant et ce dernier accéléra. Mais les deux technicals réussirent à les dépasser, puis, lentement, commencèrent à se rabattre sur la piste principale… Omar, assis contre la portière, pencha la tête à l’extérieur et hurla quelque chose à l’adresse des miliciens de l’arrière. Malko, à travers la lunette arrière, vit le mitrailleur faire pivoter sa douchka, tandis que ses camarades sautaient sur leurs Kalach. On se préparait au combat.
Soudain, les deux technicals coupèrent la piste, deux cents mètres devant eux, et s’immobilisèrent en travers, armes braquées dans leur direction. Plus que jamais, c’était Mad Max. Omar cria quelque chose au chauffeur qui pila. Le Somalien se tourna vers Malko.
— Je vais voir ce qui se passe. Surtout, ne bougez pas. Il sauta à terre, aussitôt rejoint par deux des miliciens, bardés de cartouchières. À pied, sous le soleil brûlant, ils se dirigèrent vers les deux véhicules stoppés en travers de la piste.
Aisha crispa ses doigts sur la cuisse de Malko.
— J’ai peur.
— Tout va bien se passer, assura-t-il. Pas vraiment convaincu.
La palabre dura vingt bonnes minutes, puis les deux technicals se mirent en route, lentement, dans leur direction, Omar accroché à un des marchepieds. Lorsqu’ils furent tout près, ils stoppèrent. Omar accourut, essoufflé et soucieux.
— Ils vont nous escorter jusqu’au bout de la plage, expliqua-t-il. Ils sont furieux des questions posées et disent que tous les étrangers doivent être tués. Ils vous interdisent de remettre les pieds ici. Vite, partons.
Tout le monde reprit sa place et le chauffeur, regonflé au khat, se remit en route. Aussitôt, les deux 4 × 4 les encadrèrent. Il sembla à Malko que leurs miliciens étaient encore plus patibulaires que les leurs… Les deux mitrailleuses lourdes étaient braquées sur leur cabine et on ne pouvait distinguer le regard de leurs servants, dissimulés par leurs lunettes noires.
— Vous croyez qu’ils pourraient tirer sur nous ? demanda Malko.
— Ce n’est pas impossible, bredouilla Omar, blanc comme un linge.
Les trois véhicules avançaient sur la même ligne dans un nuage de poussière. Malko regarda à l’extérieur et il lui sembla que le canon de la douchka braquée sur eux le visait lui particulièrement. Une seule toute petite rafale et tous les occupants de la cabine étaient hachés menu.
Du coup, même le conducteur avait cessé de mâcher son khat… Malko, le sang battant aux tempes, les yeux fixés sur le bout de la piste, à un kilomètre environ, savait qu’il n’y aurait pas place là-bas pour trois véhicules roulant de front. S’ils y parvenaient, ils étaient sauvés. Ceux qui les encadraient savaient aussi qu’ensuite il leur serait plus difficile de s’attaquer à eux.
Sur la plate-forme arrière, le servant de la mitrailleuse faisait osciller son arme de droite à gauche, comme un pendule. Sans illusion. Si leurs adversaires décidaient de liquider leurs clients, ils ne feraient pas de détail.
Bon gré, mal gré, ils étaient solidaires…
Les secondes s’écoulaient, l’extrémité de la plage se rapprochait. Malko ne voulait pas penser. Enfin, les deux « escorteurs » ralentirent dans un nuage de poussière : ils étaient sauvés. La tension retomba d’un coup. Malko eut l’impression qu’on desserrait la corde qui lui nouait la gorge, Omar reprit des couleurs, Aisha eut un sourire figé, mais un sourire quand même, et le chauffeur se remit à ruminer. Un peu plus tard, Omar remarqua d’une voix douce :
— Il ne faudra pas revenir ici…
Soudain, des coups retentirent sur la tôle de la cabine et Malko entendit des vociférations venant du plateau. Omar se retourna, jeta quelques mots au chauffeur, et lança d’une voix affolée :
— Ils nous poursuivent !
Malko à son tour regarda derrière eux. Les deux technicals fonçaient à leur poursuite. Les canons de leurs douchkas braqués dans leur direction. Au même moment des chocs sourds ébranlèrent la cabine et une partie du toit de tôle se déchiqueta sous les impacts des projectiles des mitrailleuses lourdes.
Aisha Mokhtar poussa un hurlement terrifié et le chauffeur, cessant de mâcher son khat, écrasa l’accélérateur, sans grand résultat.
Les deux technicals se rapprochaient et il restait encore une vingtaine de kilomètres avant Mogadiscio.
Ils n’y arriveraient jamais !
Nouveaux chocs, un peu plus bas. Des projectiles de 14,5 arrachèrent le coin supérieur gauche de la cabine.
Malko rentra la tête dans les épaules. La prochaine rafale risquait d’être la bonne. Il ne sentait même plus les ongles d’Aisha enfoncés dans sa cuisse.